Un temps nous est donné
Il est devenu d’usage et banal de constater qu’il nous faudra de longs mois pour tirer les enseignements de l’expérience inattendue que nous venons de traverser ces derniers mois. Et, effectivement, je m’associe, une fois de plus, à ce constat. Cependant, j’aimerais méditer un instant avec vous les interrogations, peut-être nouvelles, concernant notre rapport au temps.
Alors que l’année 2020 s’organisait suivant les programmes qui s’étaient établis, voici que le confinement a stoppé d’une façon très inattendue nos projets et nous a parfois fortement bousculés. Concéder la non-maîtrise de ce que nous allions pouvoir faire ou ne pas faire, ne pas connaître la durée de cette situation, ni l’issue, peut être très déstabilisant pour celui qui est imprégné de la culture de la maîtrise. “J’ai un plan d’action, des projets, des objectifs, je gère et soudainement, je suis contraint à un point d’arrêt, sans en connaître la durée”.
Le monde agricole qui organise les semailles, le suivi des cultures, sait intégrer cette part d’impondérable ; il sait accommoder son travail et ses responsabilités en fonction de ce qu’il ne peut maîtriser.
Mais, reconnaissons-le, généralement, nous n’avons plus ce savoir-faire et nous sommes parfois dans l’illusion que nous pouvons tout maîtriser. Cette illusion nous a même parfois fait oublier que nous ne maîtrisons pas les délais pour une réconciliation entre des personnes, après un conflit. Cela nous fait parfois beaucoup souffrir.
Nous ne maîtrisons pas totalement le temps nécessaire pour qu’un groupe, une communauté, une nation adhère à un projet. Violenter les délais provoque souvent des échecs et des souffrances.
L’Église, au cours des siècles, dans ses travaux conciliaires et synodaux, a acquis un savoir-faire pour progresser vers des consensus. Il me semble qu’il n’est pas bon de tourner le dos à ces savoir-faire.
Habiter chaque instant qu’il nous est donné de vivre en accueillant les imprévus, parfois comme des grâces, des appels à la conversion, des opportunités pour quitter un état d’acédie, c’est le défi qui s’est présenté à nous de façon imprévue.
Le pape François, dans sa première encyclique “La joie de l’Évangile”, s’inquiétait de ce danger de l’acédie qui pouvait toucher les agents pastoraux : “À quoi bon changer ? Gardons nos habitudes, même si l’enthousiasme n’y est pas…”
Est-ce que le temps de confinement nous a installés dans cet état d’acédie ou nous a fait percevoir une nouvelle intensité du moment présent ? Nous avons cherché, pour ce numéro d’ÉDY à vous accompagner dans ce questionnement en l’illustrant par de multiples expériences et témoignages.
Vivre intensément le moment présent parce que nous réalisons que nous ne sommes pas le centre du monde, que le monde ne suit pas nécessairement le rythme de nos décisions, de nos caprices, de nos envies, nous a peut-être donné l’occasion de renaître à une vie selon l’Évangile ?
Dans les premiers mois de la vie, les parents ont la responsabilité de faire découvrir intuitivement au bébé que sa vie ne sera pas organisée suivant ses pleurs, ses colères, ses caprices. Parfois, cet apprentissage est aussi douloureux pour les parents que pour les bébés… Mais lorsque cet apprentissage ne s’effectue pas, alors, il est fort probable qu’ensuite, le rapport au temps soit complexe.
Nous venons de traverser ensemble, quelles que soient nos responsabilités ou nos états de vie, une phase de réapprentissage. Ce peut être une chance si nous acceptons le renoncement à être au centre du monde. Sans doute, le développement intégral dont nous parle le Saint Père fréquemment passe-t-il par-là ? Sans doute, l’écologie intégrale dont il nous parle également passe aussi par-là ?
Il demeure aussi dans notre monde une souffrance parfois invisible, mais tenace. Cette souffrance traverse la vie de ceux qui sont contraints à une vie oppressée à la minute près, par la suractivité, autant que la vie de ceux qui voient poindre une journée nouvelle avec l’angoisse de l’inactivité totale : c’est le lot de ceux qui sont alités, de ceux et celles atteints par le grand âge, le handicap, la paralysie de toute nature. Ces deux extrêmes font souffrir une foule considérable de personnes ; on ne peut pas l’oublier.